Comme son nom l’indique, le projet “Juristes mobiles : une recherche-action en justice de proximité” adopte une approche de recherche-action.
Alors que le projet vient tout juste d’être lancé et qu’il en est à la phase de planification, nous trouvons pertinent de présenter et d’expliquer la démarche qui sera mise en œuvre pour sa réalisation.
Une définition
De manière générale, l’objectif d’une recherche-action est d’améliorer une pratique professionnelle et de générer un changement planifié, en engageant les acteurs sociaux concernés1.
C’est une “stratégie d’intervention dynamique à caractère social2, qui s’inscrit au cœur d’une démarche de résolution de problèmes et se soucie du développement professionnel des praticiens.
Il s’agit d’un type de recherche qui implique une collaboration entre chercheurs et praticiens, dans un mode de cogestion. Ceux-ci sont partenaires dans toutes les étapes de la recherche, dans un rapport symétrique. Les retombées visées sont donc non seulement scientifiques, mais également pratiques3. Cette démarche peut être initiée soit par un chercheur, soit par la sollicitation d’un milieu qui souhaite améliorer certaines pratiques en lien avec un problème précis.
C’est une démarche pragmatique, qui vient du postulat que « c’est par l’action que l’on peut générer des connaissances utiles pour comprendre et changer la réalité sociale des individus et des systèmes sociaux4.
Les fondements
Plusieurs chercheurs ont contribué à l’évolution des fondements de la recherche-action5. Ces développements s’articulent en trois générations.
Du laboratoire au terrain
La première génération6, à partir des années 1940, a délaissé la recherche en laboratoire, pour la pratiquer « en plein air ». Cette démarche partait du principe que l’acteur social apprend en faisant. Elle s’intéressait à des problèmes concrets, avec les groupes concernés. Les recherches-actions qui se sont inscrites dans cette vague visaient à produire des savoirs utiles et précis, concrètement applicables à la pratique professionnelle. Elles encourageaient les acteurs terrains à effectuer des recherches sur leurs propres pratiques selon une série de procédures à appliquer. Le rôle du chercheur était de guider le processus et de mesurer les effets de la démarche.
Le praticien « réflexif »
La seconde génération7 a souhaité mettre le praticien davantage au centre de l’intervention, questionnant ainsi la pratique de soumettre des solutions toutes faites à des praticiens qui devaient appliquer ces dernières à des problèmes, sans considérer les réalités particulières de ces professionnels. Il était désormais attendu du praticien qu’il réfléchisse à la fois sur son action, et dans son action. Ainsi :
Le répertoire d’actions du praticien se construit au fil de la succession de “conversations réflexives” qu’il entretient avec les situations problématiques qu’il rencontre en vue de définir une solution sur mesure. […] [Chaque situation nouvelle deviendra à son tour familière lorsque le praticien l’aura “gérée”, c’est-à-dire lorsqu’elle finira par faire partie de son répertoire, […], la pratique est une forme d’expérimentation qui permet au praticien d’apprendre, la réflexion sur la pratique fournissant des connaissances sur l’action, lesquelles peuvent aboutir à une modification de l’action8.
À partir de ce moment, l’engagement des praticiens “réflexifs” a été considéré comme essentiel à l’amélioration de leurs pratiques au sein d’une recherche-action. Il était désormais considéré que ceux-ci étaient capables de se donner les moyens de contrôler leur action, de remettre en question leurs postulats et d’examiner leurs pratiques.
L’émancipation critique
La troisième génération9 a été marquée par une préoccupation d’émancipation critique, à la fois personnelle et collective. La recherche-action visait alors le changement des organisations. En ce sens, les pratiques étaient étudiées en considérant le contexte dans lequel elles s’inscrivaient. C’est le type de recherches qui ont été développées en Amérique Latine à partir des années 1960, dans le contexte de la montée des luttes populaires et des mouvements sociaux, et des critiques à l’égard des méthodes classiques de production des savoirs. Ainsi, les chercheurs soutenaient les acteurs sociaux dans l’analyse de leurs pratiques professionnelles – par exemple, leurs modes de collaborations et leurs techniques d’intervention – et dans la remise en question de leurs organisations.
Aujourd’hui
À l’heure actuelle, trois éléments sont considérés comme centraux à la recherche-action10
- Un objectif d’amélioration de pratique professionnelle
- Un engagement important des acteurs concernés par le changement de pratique à titre individuel, mais davantage en tant que communauté d’apprentissage
- Une démarche de recherche selon une spirale de cycles de planification, d’action, d’observation et de réflexion
En ce sens, la recherche-action est réalisée avec les gens, plutôt que sur les gens. Elle s’ancre dans l’action et dans la nécessité d’agir pour changer les choses11
La méthodologie
Comme mentionné, la démarche est cyclique, contrairement à la recherche traditionnelle qui emprunte une voie plus linéaire. Cela implique donc plusieurs cycles de planification, d’action, d’observation et de réflexion.
Image tirée de Roy et Prévost.
La recherche-action exige donc du temps, et une présence prolongée sur le terrain, qui peut aller de plusieurs mois à quelques années. Il est nécessaire de documenter le processus de changement, la définition du problème qui se transforme avec chaque cycle et l’évaluation des différentes tentatives de solutions apportées12
La démarche se construit selon les successions de réflexions posées sur l’action, et le problème est constamment redéfini en fonction des nouveaux éclairages qui se dégagent de l’expérimentation continue.
En pratique : les juristes mobiles
Dans le cas de la présente recherche-action, la démarche a été initiée par les Centres de justice de proximité. Elle vise à amplifier le champ d’action de leur travail en justice de proximité en sortant des murs.
Concrètement, les Centres de justice de proximité souhaitent évaluer de quelle façon certaines communautés qui rencontrent des obstacles affectant leur accès à la justice pourraient être mieux rejointes par des approches mobiles, en fonction de leurs particularités régionales et culturelles.
Ce projet est mené en collaboration avec l’Institut québécois de la réforme du droit et de la justice (IQRDJ), qui agit à titre de partenaire de recherche.
Au cours de cette recherche-action, nous allons adopter la démarche suivante :
1. La planification
- Mieux comprendre la situation
- Établir une première liste d’actions susceptibles de la résoudre
- Prévoir les moyens pour documenter l’expérimentation
2. L’action
- Mettre en pratique les éléments déterminés lors de la première phase
3. L’observation
- Vérifier si ce qui se passe correspond à ce qui avait été planifié
4. La discussion
- Réunir les acteurs pour discuter des résultats et formuler un nouveau plan d’action au besoin, selon notre nouvelle compréhension de la situation.
Ce processus pourra nécessiter plusieurs cycles, qui s’appuieront sur les précédents.
Pourquoi ce choix ?
La mise en œuvre d’une recherche-action est essentielle pour traiter les enjeux présentés et favoriser un meilleur accès à la justice pour différentes communautés.
En effet, la recherche-action offre la flexibilité nécessaire pour tester des approches pour répondre à des problématiques complexes et fournit des outils concrets pour effectuer les changements souhaités au sein même des organismes. Cette démarche est reconnue dans plusieurs autres milieux de recherche, mais encore peu utilisée dans le domaine de la justice.
Nous anticipons que cette démarche nous permettra de répondre aux besoins identifiés et d’agir en réelle proximité avec les personnes desservies par le projet.
Notes bibliographiques et références:
1 Morrissette, J., Recherche-action et recherche collaborative: Quel rapport aux savoirs et à la production des savoirs?, Nouvelles pratiques sociales, volume 25, numéro 2, printemps 2013, en ligne: https://www.erudit.org/fr/revues/nps/2013-v25-n2-nps01030/1020820ar.pdf, à la p 36 [Morrissette].
2 Lavoie, L., Marquis, D. et P. Laurin, La recherche-action. Théorie et pratique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1996.
3 Bahary-Dionne, A. et E. Bernheim, L’accès à la justice en temps de pandémie: leçons apprises dans une clinique juridique, Revue de droit d’Ottawa, volume 53, numéro 1, 2022, en ligne: https://rdo-olr.org/fr/lacces-a-la-justice-en-temps-de-pandemie-lecons-apprises-dans-une-clinique-juridique/.
4 Roy, M. et P. Prévost, La recherche-action: origines, caractéristiques et implications de son utilisation dans les sciences de la gestion, Recherches qualitatives, volume 32, numéro 2, 2013, en ligne: https://www.erudit.org/fr/revues/rechqual/2013-v32-n2-rechqual06624/1084625ar/, à la p 216.
5 Cet historique est tiré de Morrissette, supra note 1.
6 Marquées par les travaux de John Dewey et Kurt Lewin.
7 Notamment marquée par le modèle d’acteur de Schön en 1983.
8 Morrissette, supra note 1 à la p. 38.
9 Voir notamment Savoie-Zajc et Lanaris en 2005 dans le domaine de l’éducation au Canada et Barreyre en 2008 en santé mentale en France.
10 Morrissette supra note 1. Voir également Roy et Prévost, supra note 4.
11 Roy et Prévost, supra note 4.
12 Morrissette supra note 1 à la p. 40.