Accès au droit et à la justice : comprendre les obstacles pour construire des solutions

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Depuis quelque temps, la notion d’ « accès au droit et à la justice » est au cœur de plusieurs conversations publiques et fait partie des grandes préoccupations de notre système de justice. En théorie, la justice se devrait d’être accessible à toutes et à tous, mais la réalité n’est pas si simple. Pour beaucoup de personnes, faire valoir ses droits est un parcours pouvant être difficile et parsemé d’embûches.

Dans le cadre du projet Juristes mobiles, l’équipe de l’Institut québécois de réforme du droit et de la justice (IQRDJ) a procédé à la recension et à l’analyse des différents obstacles auxquels une personne peut faire face lorsqu’elle essaye d’accéder au droit et à la justice. Mais d’abord, voyons ce qui est entendu ici par la notion d’ « accès au droit et à la justice ».

Qu’est-ce que ça signifie, l’ « accès au droit et à la justice »?

Ici, l’expression est comprise dans un sens large. L’accès à la justice ne se limite pas à pouvoir franchir la porte d’un tribunal ou à obtenir un rendez-vous avec un avocat. Cette idée englobe l’idée que chaque personne doit pouvoir comprendre ses droits et être réellement en mesure de les exercer. Cela suppose notamment un accès à de l’information juridique claire, compréhensible et adaptée aux réalités sociales, ainsi que la possibilité, selon les besoins, de consulter un professionnel du droit, d’obtenir une audience dans un délai raisonnable ou encore de recourir à d’autres mécanismes de résolution des conflits, comme la médiation ou l’arbitrage. La notion d’accès permet également de faire le pont entre la justice et le justiciable en intégrant sa participation au processus, sa confiance envers le système et sa satisfaction à l’égard de la justice. Ainsi, l’accès à la justice ne se résume pas à l’existence formelle de services et d’institutions : il repose sur leur effectivité. Autrement dit, ces services doivent être accessibles, utilisables, et permettre aux personnes de saisir la dimension juridique de leur situation, leurs droits, et leurs options.

Pourquoi la justice semble-t-elle encore hors de portée pour certains?

En raison de différents obstacles, soit tout élément qui limite, entrave ou décourage la capacité d’une personne à comprendre ses droits et à les faire valoir, plusieurs personnes peinent à avoir accès au droit et à la justice. Ces obstacles peuvent être structurels, comme les délais du système, sociaux, tel que la stigmatisation, ou encore individuels, comme le niveau de littératie chez une personne.

Les obstacles peuvent se présenter à différentes étapes du parcours juridique. Certains surgissent avant même que la personne ne prenne conscience du caractère juridique de sa situation, ce qui empêche toute démarche. D’autres apparaissent dès le début et entraînent un abandon rapide, notamment lorsque l’information est trop complexe ou difficile à comprendre. Enfin, des obstacles comme la lourdeur administrative ou les délais excessifs surviennent en cours de procédure et provoquent souvent de la fatigue et du découragement.

Ces obstacles ne sont pas isolés : ils s’entrecroisent, se cumulent et renforcent souvent les inégalités sociales existantes. Leur impact est généralement cumulatif, multidimensionnel et intersectionnel : plus une personne est confrontée à des obstacles, plus son accès effectif au droit et à la justice est compromis.

Quels obstacles recensés?

Voici les obstacles qui ont été recensés, à l’aide de la littérature, comme ayant un impact sur l’accès au droit et à la justice, présentés en ordre alphabétique :

  • Accessibilité de l’information: Difficulté à trouver, lire ou comprendre les informations juridiques.
    • Exemple : Un site web gouvernemental n’est pas adapté aux personnes ayant une déficience visuelle.
  • Accessibilité des lieux: Difficulté à se rendre physiquement dans les tribunaux, bureaux d’aide juridique ou autres institutions.
    • Exemple : Un jeune n’ayant pas son permis de conduire ne peut pas se rendre à son audience, puisque le lieu où se trouve le Palais de justice n’est pas desservi par les transports en commun.
  • Accessibilité des services juridiques: Difficulté à obtenir de l’aide ou des conseils juridiques, par manque de ressources, de disponibilité ou de couverture.
    • Exemple : Une personne se voit refuser l’accès à l’aide juridique parce que ses revenus dépassent légèrement le seuil d’admissibilité, alors qu’elle n’a pas les moyens de payer un avocat.
  • Barrières culturelles: Différences entre les normes et pratiques culturelles des personnes et celles du système judiciaire, qui compliquent la communication ou la participation.
    • Exemple : Une femme immigrante ne souhaite pas entamer de démarches juridiques parce que, dans sa culture, les conflits familiaux se règlent traditionnellement à l’intérieur de la famille.
  • Barrières linguistiques: Difficulté à comprendre ou à s’exprimer en raison de la langue utilisée dans le système juridique.
    • Exemple : Un nouvel arrivant reçoit un jugement écrit uniquement en français, qu’il ne comprend pas.
  • Capacité à faire valoir ses droits: Manque de moyens, de soutien ou de connaissances pour entreprendre des démarches juridiques.
    • Exemple : Une personne en situation d’itinérance n’a pas d’adresse stable pour recevoir les communications officielles du tribunal.
  • Complexité du système judiciaire: Difficulté à comprendre et à naviguer dans un système perçu comme technique, intimidant et rigide.
    • Exemple : Une personne ne comprend pas pourquoi elle doit avoir recours à plusieurs tribunaux pour son problème unique.
  • Compréhension du droit: Difficulté à saisir les concepts, règles et procédures juridiques.
    • Exemple : Une personne se représentant seule ne comprend pas la différence entre la preuve et les plaidoiries.
  • Conscience juridique: Ne pas savoir qu’un problème donné relève de ses droits ou qu’il existe des recours possibles.
    • Exemple : Un locataire croit que sa seule option face à une augmentation abusive qu’il ne peut pas se permettre est de quitter son logement.
  • Coûts financiers: Dépenses liées aux procédures juridiques (avocats, documents, expertises, etc.).
    • Exemple : Un justiciable abandonne sa cause, car les frais d’expertise médicale dépassent ses moyens financiers.
  • Coûts humains: Stress, fatigue, détresse émotionnelle ou isolement causés par les démarches juridiques, pouvant décourager de poursuivre.
    • Exemple : Une mère en procédure de divorce souffre d’anxiété sévère due à la longueur et à la charge émotionnelle des démarches judiciaires.
  • Coûts temporels: Temps requis, imprévisibilité ou longueur des démarches, pouvant entraîner une perte de revenus ou du découragement.
    • Exemple : Une travailleuse doit s’absenter plusieurs journées de travail pour assister à des audiences, ce qui réduit son revenu.
  • Discrimination: Obstacles liés aux préjugés ou aux différences identitaires qui réduisent la confiance, la participation ou la compréhension dans le système juridique.
    • Exemple : Une personne transgenre se fait constamment mégenrer par le personnel judiciaire, ce qui décourage sa participation.
  • Inadaptation du système juridique: Services ou procédures mal conçus pour répondre aux besoins réels de certaines personnes ou groupes.
    • Exemple : Une personne en situation d’itinérance n’est pas prise au sérieux en raison de son apparence et son vécu.
  • Isolement social: Manque de soutien familial, social ou communautaire pour guider ou accompagner dans les démarches.
    • Exemple : Une personne âgée, sans famille ni amis, n’a personne pour l’accompagner dans ses démarches judiciaires.
  • Isolement géographique: Distance ou éloignement des services juridiques, rendant l’accès plus difficile.
    • Exemple : Une personne vivant en région éloignée doit parcourir 300 km pour se rendre au tribunal le plus proche.
  • Fracture numérique: Difficulté à accéder ou à utiliser les outils numériques nécessaires pour obtenir de l’information ou des services juridiques.
    • Exemple : Une personne âgée disposant d’un ordinateur et d’internet n’est pas suffisamment familière avec les outils numériques pour s’y retrouver.
  • Perception du système juridique: Impression que le système est injuste, inefficace ou inaccessible, ce qui peut décourager de faire valoir ses droits.
    • Exemple : Après une expérience négative passée avec la police, une personne n’a plus confiance dans le système de justice et ne tente plus aucun recours.
  • Peur des représailles: Crainte de subir des conséquences négatives en cherchant à exercer ses droits.
    • Exemple : Une travailleuse qui dépose une plainte contre son employeur craint de perdre son emploi ou son statut migratoire.

Quelles conclusions?

Reconnaître et comprendre ces obstacles est une première étape essentielle pour bâtir des solutions durables. Cela implique de repenser la justice parfois loin des institutions et dans la réalité vécue des personnes, en tenant compte de leurs besoins, de leurs contextes et de leurs capacités. Rendre la justice réellement accessible, ce n’est pas seulement garantir l’existence des institutions et droits : c’est permettre à chaque personne de les comprendre, de les exercer et d’obtenir des solutions justes et concrètes. Le projet Juristes mobiles s’inscrit précisément dans cette perspective : mieux comprendre les obstacles, coconstruire des réponses adaptées et rapprocher la justice des personnes.

Cet article de blogue est basé sur une section d’un premier rapport de l’IQRDJ dans le cadre du projet Juristes mobiles qui sera publié dans les prochains mois.

 

Références principales 

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